TOUT BOUGE AUTOUR DE MOI-DANY LAFERRIERE

Publié le par Claude Léa Schneider

TOUT BOUGE AUTOUR DE MOI-DANY LAFERRIERE

"Dans les moments de grande crise, comme aujourd’hui, les gens restent vissés devant le petit écran. Assez longtemps pour que ce temps artificiel finisse par s’infiltrer dans leurs veines. Quand on regarde trop longtemps la télé, on finit par croire qu’on peut agir  sur l’événement qui se déroule sous nos yeux. Tout, dans la vie, nous paraît alors trop lent. On exige des changements instantanés. A chaque fois qu’on revient des toilettes, on veut voir du nouveau. Il faut que ça progresse.(…) On critique des gens qui agissent quand nous n’avons pas bougé de notre fauteuil depuis deux jours. » (…) « En fait on nous présente un problème tout en nous empêchant de réfléchir »

Vous pensez que ce texte vient d’être écrit  récemment, après le passage en boucle, sur toutes les chaînes d’info, d’images de malades du  COVID  en réanimation et de prescriptions  sanitaires ? Eh bien pas du tout ! C’est un extrait de Tout  bouge autour de moi,  un livre que  Dany Laferrière  a écrit il y a 10 ans, pendant l’année qui a suivi le terrible tremblement de terre qui a ravagé Port-au-Prince, capitale d' Haïti et sa périphérie, le 12 janvier 2010, à 16h53 exactement.  

NB: Dans cet article, toutes les phrases  en italique bleu  sont des citations  extraites de Tout  bouge autour de moi, de Dany Laferrière.

TOUT BOUGE AUTOUR DE MOI-DANY LAFERRIERE

Dany Laferrière réside le plus souvent à Montréal et à Paris- il est écrivain haïtien-canadien et de l’Académie française-mais le hasard a fait qu’il venait d’arriver à Port-au-Prince-juste avant le séisme-  pour participer au festival Etonnants voyageurs. Il a  donc vécu de plein fouet ce tremblement de terre de magnitude 7,3- soit l’équivalent de l’énergie dégagée par une bombe H d’environ 5 Mégatonnes- qui a fait plus de 280 000 morts, autant de blessés et 1million 3 de sans-abris. Ça ce sont des informations que j’ai collectées sur Wikipédia pour qu’on se rende compte mais  l’étalage des chiffres n’est pas dans son ADN, comme on dit.

Rue de Port-au-Prince dévastée, 12 janvier 2010, Archives Radio Canada

Rue de Port-au-Prince dévastée, 12 janvier 2010, Archives Radio Canada

Le séisme est aussi inscrit dans les corps de ceux qui ont eu la chance de s’en sortir indemnes, comme Dany Laferrière.  Tremblement de terre « Tremblement de corps » pour reprendre le titre d’un chapitre du livre. Son corps a tremblé pendant les 43 secousses du séisme.  Mais  il explique que dans les jours suivants  il a ressenti  encore parfois  des tremblements dans son corps, comme des répliques sismiques psycho-somatiques. Choc post-traumatique ? 

Il constate que les jours suivant le séisme « Port-au-Prince est devenu un immense plateau de télé. » On le sait : les feux des médias  viennent se poser sur une catastrophe, font trois petits tours et puis s’en vont vers la suivante. D’où l’intérêt de revenir sur un événement quand il commence à se fossiliser dans les strates de l’oubli médiatique. Et c’est pour ça que j’ai emprunté ce livre à la médiathèque,  pour le lire  maintenant parce que  « tout bouge autour de nous » aussi,  mais d’une autre façon.

Dany Laferrière (au centre) pendant le festival Clameurs à Dijon, en juin 2016.

Tout  bouge autour de moi   n’est pas un roman sur le séisme. Car comme l’auteur  le dit humblement  « écrire un pareil roman n’est pas dans [ses] cordes. Il faudrait [être]un Tolstoï pour tenter un tel pari. » Dany Laferrière ne se sépare jamais d’un petit carnet noir où il note tout, même dans les pires circonstances.  Ce livre  se présente comme une sorte de mémento de moments, de réflexions, de méditation, dans son style que je trouve  addictif-  je relis souvent ses livres : un cocktail d’humour, de culture, de simplicité  et de poésie.  Et sans haine, quelles que soient les vérités bonnes à dire. Il pourrait cependant, n’oublions pas qu’il a connu des années d’exil politique.

Oui, on le sent bien, tout bouge autour de nous en 2021 aussi. Est-ce qu’il y a des comparaisons possibles ?  Est-ce qu’il peut y avoir des points communs entre le vécu d’un séisme qui  en une minute, a transformé  en champ de ruines la capitale d’un Etat pauvre et le  quotidien  d’une pandémie  qui s’est installée depuis des mois dans notre pays  riche ?  Essayons quelques points de comparaison.

 D’abord, on l’a vu,  les infos  en boucle à la télé et sur nos téléphones, dont nous sommes friands jusqu’à la nausée, non sans risque ...

Illustration : Auteur inconnu

La rumeur : toute catastrophe a sa rumeur. Celle que Dany Laferrière s’efforce de tuer  "avant , écrit-il,  qu’elle ne se répande comme de l’huile sur une surface lisse". Tout de suite après le séisme, on dit à Port- au-Prince que des pilleurs ont déjà dévalisé les coffres-forts des chambres de l’hôtel où il réside. Il se renseigne sur place,  c’est faux. Il est soulagé et bien content d’avoir tué cette rumeur, cette infox, mot qu'on n'utilisait pas encore il y a 10 ans.  Depuis, nous sommes devenus bien impuissants devant les fake-news, les images détournées et les théories complotistes qui se répandent "comme de l’huile sur [la] surface lisse" du globe, lifté  par les puissants réseaux sociaux auxquels nous avons imprudemment souscrit.

  Honoré Daumier, Crispin et Scapin, vers 1860.

« On commence à regretter la vie d’avant » note l’auteur. Pour eux, la  vie d’avant le séisme. Pour nous, la vie d’avant le COVID.  C’est ce qu’on dit souvent en ce moment : quand est-ce qu’on pourra « revivre comme avant » ? Comme avant en Haïti, c’est vivre sans craindre que le toit ou le mur vous tombe sur la tête. Ne pas faire la queue pour avoir de l’eau, un peu de nourriture, ne pas être obligé de vivre  dehors, jour et nuit, ou sous une tente de fortune, parce qu’on n’a plus de maison. Dany Laferrière  écrit : "Je me demande ce qui se passe sous ces tentes que l’on voit un peu partout. Comment parvient-on à y préserver son intimité ? (…) On vit un double malheur : un malheur individuel (on a perdu des amis ou des parents) et un malheur collectif (on a perdu une ville). (…) les plus pauvres ont une longueur d’avance, ils sont habitués à se frôler constamment et n’ont pas peur de se toucher."

Et comment vivent les migrants  sur notre territoire  ? 

Tentes Haïti 2010, image ladepeche.fr; Calais-migrants-tentes-credit-PHILIPPE-HUGUEN-AFP_reference.jpg
Tentes Haïti 2010, image ladepeche.fr; Calais-migrants-tentes-credit-PHILIPPE-HUGUEN-AFP_reference.jpg

Tentes Haïti 2010, image ladepeche.fr; Calais-migrants-tentes-credit-PHILIPPE-HUGUEN-AFP_reference.jpg

La vie d’avant,  pour nous c’est  ne plus porter de masque, être libre de sortir, au café, au cinéma, voir les commerces ouverts, aller travailler sans craindre la contamination, se retrouver en famille ou entre amis … Mais  séisme ou pandémie, est-ce qu’on  revit vraiment « comme avant » ?  Bien sûr que non, on n’efface pas si facilement les stigmates : après le COVID, serons-nous vraiment libérés des masques ? Il est probable que nous devrons dorénavant les porter chaque hiver ? Et surtout on peut craindre que les distances  obligées, physiques et relationnelles se pétrifient  aussi lourdement   sur notre vie affective et sociale que les décombres d’un séisme. Eh oui, nous avons peur de la perte du lien social. 

Dany Laferrière écrit : "Il y a  des centaines, peut-être des milliers d’adolescents  qui sont orphelins depuis le séisme. Certains ont perdu toute leur famille. Si on les laisse partir à la dérive, on va se retrouver, dans moins de dix ans, avec un grave problème de criminalité dans le pays. Les gens hésitent à tuer quand ils sont en relation avec les autres. Dans le cas contraire, ils développent une terrifiante insensibilité. (…) Ces liens (...) se développent durant l’enfance. On fait partie intégrante de la société. (…) Si on ne retisse pas assez vite la toile sociale la ville sera rapidement fragmentée et les gangs se multiplieront."

TOUT BOUGE AUTOUR DE MOI-DANY LAFERRIERE

Précarité. D’un côté comme de l’autre, il n’a pas fallu attendre la crise pour que nous soyons atterrés  par les différences scandaleuses de niveau de vie. Précarité accentuée par le séisme, précarité accentuée par la pandémie. L’une comme l’autre viennent tristement enfler les précarités antérieures. Ce matin, sont tombés sur franceinfo les chiffres 2020  de l’INSEE : surmortalité de 9%, recul de l’espérance de vie. Qu’on ne nous fasse pas croire qu’il faut imputer ces chiffres au seul Covid. Il y a 300 000 SDF en France, leur nombre a doublé depuis 2012. L’espérance de vie d’un sans abri est de moins de 50 ans !

Guerre sémantique Dany Laferrière note : "Chaque décennie a son vocabulaire. La fréquence de certains mots dans les médias nous renseigne sur l’état des choses". Dans les années 60  «  c’était Duvalier, dictature, prison, exil, tonton-macoute » (…) J’ai noté, écrit il, ces mots qui reviennent sans cesse : fissure, décombres, reconstruction, camps, tentes, ravitaillement. »  La pandémie a aussi ses expressions récurrentes, jamais employées auparavant  qui font de nous des faux savants, des  « ultracrépidarianistes » j’aime beaucoup ce mot !  Avant, vous parliez à table, vous,  de « taux d’incidence, » de «  propagation des variantes virales »,  et de  « test antigénique » ? La chaîne allemande Deutsche Welle, qui ne manque pas d’humour, désigne chaque année l’anglicisme qui s’est incrusté dans la langue. L’élu 2020 est:  binge watching, autrement dit, le visionnage compulsif de vidéos :  bien vu ! Chacun connaît autour de soi  au moins un binge watcher. A peine s’est-il aperçu des semaines de confinement et du couvre-feu !

 

Ce ne serait pas respecter la pensée de Dany Laferrière  de s’incruster dans le pessimisme. Car dans ces deux crises, il y aussi du positif. Nous avons renoué avec nos commerçants de proximité et les étals du marché en extérieur ou couvert,  où l’on peut retrouver un peu de convivialité.  L’auteur remarque qu’à Port-au-Prince et dans les environs, les petites boutiques de quartier  ont retrouvé leur clientèle.  Avant il  était plus chic d’aller au supermarché, au frais et loin des mouches. Mais les  toitures des supermarchés se sont écroulées, alors on retourne au petit marché du coin, en plein air.

Marché à Delatte (près de Petit-Goâve)

Solidarité, dignité. En France, le courage et le dévouement extrême des soignants et de tous les personnels hospitaliers et d’entretien ont fait notre admiration ; des solidarités qu’on croyait perdues se sont retrouvées ; l’envie d’aider était palpable.  L’auteur l’observe chez sa mère âgée : "Il y a des gens qui retrouvent leur énergie quand tout s’écroule autour d’eux. (…) On peut constater  l’énergie et la dignité  que ce peuple vient de déployer face à l’une des plus difficiles épreuves de notre temps,"  « l’énergie d’une forêt de gens remarquables ».

En Haïti, il y a beaucoup de petites stations de radio indépendantes, qui, soit dit en passant ont joué un rôle de contre-pouvoir pendant la dictature.  Certaines, comme Mélodie FM  ont été les seules à émettre après le séisme et à donner des nouvelles. C’est Station Simone qui est contente ! Quand certaines  communications sont coupées, quand on ne peut plus se rassembler, ou qu’on en a marre des images anxiogènes à la télé,  heureusement qu’on peut écouter la radio !

 

En France, c’est de  culture et surtout d’art vivant dont nous nous sentons privés en ce moment, malgré le mal que se donnent en ligne de nombreuses  formations de spectacle vivant.  De grands artistes n’ont pas mâché leurs mots pour  faire savoir- à qui de droit- les conséquences de  considérer  la culture comme non essentielle. Pourquoi par exemple tenir fermés les musées alors qu’on a le droit de se presser dans les centres commerciaux ?   Comme on le lit sur la 4e de couverture de Tout  bouge autour de moi  : «  Que reste-t-il quand tout tombe ? La culture. »  Dany Laferrière s’interroge et observe : "Que vaut la culture face à la douleur ? Se poser la question dans un salon n’a pas la même résonance qu’ici. Je n’ai qu’à regarder autour de moi  pour évaluer la situation. Pourtant les conversations sont animées, et j’entends parfois des rires. On cherche une sortie par tous les moyens. Ce qui fait croire que  quand tout tombe autour de nous, il reste la culture. (…) je me réfère à ces vieux peintres primitifs qui choisissent de montrer une nature foisonnante quand autour d’eux ce n’est que désolation. »

Ce qui impressionne dans ce livre c’est le foisonnement de la culture populaire haïtienne. Pas le vaudou pour touristes que Dany Laferrière remet à sa juste place. Mais la musique, le chant, la danse, la poésie, la peinture, les tableaux qu’on continue à exposer au milieu des décombres.  Un grand nombre de peintres et de poètes contemporains, auxquels l’auteur rend visite pour prendre de leurs nouvelles.  Pour n’en citer qu’un : Frankétienne (aujourd’hui 84 ans) poète, peintre, dramaturge, enseignant … suivre les liens ci-dessous :

 

Dany Laferrière cite de nombreux artistes haïtiens à découvrir : 

Les poètes et écrivains :  Lyonel Trouillot,  Christophe CharlesRodney Saint Eloi Louis Philippe Dalembert , Dominique Batraville 

pour ces auteurs, suivez les liens https  ci dessous.

et aussi Camille Roussan et Carl Brouard  sur http://ile-en-ile.org/

Bon,  tout cela manque d'autrices, je suis bien d'accord avec vous ...

 

Quelques  liens vers les peintres haïtiens, dont  les peintres autodidactes de Saint-Soleil, auxquels André Malraux avait rendu visite en 1975. Un autre lien vers le festival Etonnants voyageurs- festival de littérature- monde, pour reprendre les termes de Michel Le Bris et Jean Rouaud,  enregistré à Port-au-Prince en 2016 en parle justement: Malraux en Haïti, avec Jean-Marie Drot.

"C’est dans ce lieu isolé que, au début des années 1970, deux artistes haïtiens confirmés, Maud Robart et Jean-Claude Garoute [dit Tiga]  donnèrent de quoi peindre à leurs voisins. Ces paysans, ces artisans, qui n’avaient jamais vu un seul tableau formèrent une sorte de communauté qu’ils allaient baptiser Saint-Soleil. André Malraux se rendit d'ailleurs auprès de ces peintres et consigna ses impressions dans son troisième tome de La Métamorphose des Dieux intitulé L'Intemporel, en 1976"

André Malraux possédait plusieurs oeuvres d'artistes haïtiens qui ont été mises en vente depuis 2019 : https://www.artcurial.com/fr/vente-3964-la-collection-intime-dandre-malraux

En Haïti,  dans le malheur, ce qui fait le lien entre les générations, c’est le courage  qui s’exprime par le chant :  « Les enfants dorment depuis un moment. On voit des ombres passer dans le jardin. Des gardiens qui assurent la surveillance. Soudain un chant monte. On l’entend au loin. Un gardien  nous dit qu’il y a dehors (on est assez loin de la route) une grande foule en train de chanter. Les voix sont harmonieuses. C’est là que j’ai compris que tout le monde était touché. Et qu’il s’était passé quelque chose  d’une ampleur inimaginable. Les gens sont dans les rues. Ils chantent pour calmer leur douleur. Une forêt de gens  qui s’avancent lentement sur la terre encore frémissante. On voit des ombres glisser des montagnes pour les rejoindre. Comment font-ils pour se fondre si vite dans la foule ? C’est ce chant qu’ils adressent au ciel, dans la lumière blafarde cette aube naissante, qui les unit. »

Et je m’interroge : en France, en ce début de 21e siècle, quel chant, quelle chanson connue de tous pourrions-nous chanter en chœur, qui nous galvaniserait contre le malheur ? Les Italiens chanteraient à coup sûr le Chœur des esclaves de Nabucco de Verdi. Et nous ? La Marseillaise ?   Je n’ai pas vraiment  trouvé de réponse. En dehors des matches de foot, nous avons perdu le plaisir de chanter tous ensemble. Qu’en pensez-vous ?

Il y a  beaucoup d’autres chapitres passionnants à découvrir, pleins d’acuité: la mainmise du religieux sur l’humanitaire (en particulier les églises évangélistes) , ce qui mijote encore dans ce que l’auteur nomme la " vieille marmite coloniale", et de tendresse : des portraits d’amis ou de rencontres, la dignité du peuple haïtien, la joie d’être encore en vie…

J’espère vous avoir donné envie de  lire ce livre au titre métaphorique  Tout  bouge autour de moi de Dany Laferrière,  paru aux Editions Grasset et disponible en livre de poche.

Et puisque Dany Laferrière le cite deux fois, la couverture (en Pavillon Poche) du  roman de Graham Greene,  Les Comédiens  qui a pour cadre  la tristement célèbre dictature Papa-Doc-Duvalier dans les années 60.

 

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