Voltaire, Rousseau, Mozart, café, chocolat ou vin : 2ème partie, texte et photos
Revenons à Dijon au 18e siècle.
A Dijon Charles De Brosses est un magistrat important qui deviendra président du Parlement de Dijon en 1770. C’est aussi un érudit, un écrivain qui a fait un important voyage en Italie vers 1740 et dont les lettres passionnantes sont d’ailleurs toujours rééditées.
Rappelons que le Paix de Gex était à l’époque sous la juridiction de Dijon et que De Brosses avait beaucoup d’amis magistrats à Genève.
A quelles occasions a-t-il rencontré Voltaire, Rousseau et Mozart ? vous allez le découvrir.
Revenons d’abord à Jean-Jacques Rousseau, ce SDF de génie, comme l’appellent certains critiques.
Il est revenu de Turin chez Mme de Warens, comme il était parti, c’est-à-dire à pied et c’est souvent ainsi que se passent la plupart de ses déplacements quand le paysage ou la botanique l’intéressent.
« La chose que je regrette le plus dans les détails de ma vie dont j’ai perdu la mémoire est de n’avoir pas fait des journaux de mes voyages. Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans ceux que j’ai fait seul à pied. »
Revenu à Annecy, Il devient l’amant de Mme de Warens, ils habitent aux Charmettes, mais comme au bout de quelques années, Mme de Warens lui donne un successeur, il s’en va.
C’est en 1742 : il a 30 ans.
Il part à Paris pour gagner sa vie comme secrétaire particulier et surtout comme maître de musique, car il pense que s’il a une chance d’être connu, c’est dans le domaine musical.
A Paris, il rencontre le philosophe Diderot, ils se lient d’amitié et Rousseau rédige pour lui des articles sur la musique pour l’Encyclopédie. Il a en effet inventé un nouveau système pour écrire la musique (note do et zut). Et Il a aussi écrit un opéra Les muses galantes qui malheureusement n’a pas eu de succès.
Au 18e siècle la toute jeune Académie des sciences, arts et belles-lettres de Dijon est très active et lance régulièrement des concours. A l’époque, elle siège tout près d’ici. Vous reconnaissez ?
Un jour de 1749 –Rousseau a 37 ans- il va voir Diderot, emprisonné pour 3 mois au donjon de Vincennes à cause de la censure et il lui lit le sujet du concours de l’Académie de Dijon de l’année, rédigé comme suit :
“Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs. »
Rousseau a plein d’idées ; il pense que l'homme est bon par nature, que c'est le progrès qui le rend mauvais. Il tient à Diderot un discours tellement enflammé - qu’on appellera "l’illumination de Vincennes" - que Diderot lui conseille de participer au concours. Ce qu’il fait.
Et l’année suivante ….
« L'année suivante, comme je ne songeais plus à mon Discours, j'appris qu'il avait remporté le prix à Dijon.
Son Discours sur les sciences et les arts est tout de suite publié et il est immédiatement connu des tous les cercles littéraires de l’époque. Le prix de l’Académie de Dijon le rend définitivement célèbre. Rousseau remercie comme vous le lisez sur cette lettre mais ne vient pas à Dijon… Sans doute par peur des mondanités et aussi à cause de la lourdeur des transports de l'époque pour un rapide aller-retour (cf document)
En 1754, Jean-Jacques Rousseau concourt à nouveau, sur un autre sujet proposé par l’Académie de Dijon :
« Quelle est la source de l’inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle ».
Ce qui lui fait composer le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. Rousseau ne remporte pas le concours, mais peu importe. On a oublié celui qui a eu le 1er prix, c’est le texte de Rousseau qu’on lit, qu’on commente et qui est passé à la postérité.
Son œuvre, qui prône un retour à la nature, est attaquée par Voltaire qui écrit que la pensée de Rousseau est rétrograde et lui donne envie "de marcher à quatre pattes ».
C’est le début de la querelle entre Voltaire et Rousseau que tout oppose et qui va durer jusqu’à leur mort la même année 1778, avant que la Révolution ne les rassemble dans le même génie.
En 1754 et en 1762, Rousseau, passe à Dijon, sous le pseudonyme de « Monsieur Renou » -toujours traqué, ou croyant l'être- sans s’y arrêter, et c’est seulement en 1770, entre le 10 et le 17 juin, alors qu’il est un philosophe reconnu, qu’il effectue un voyage de cinq jours à Dijon. Les Dijonnais n’ont d’ailleurs pas manqué de se presser pour l’apercevoir : je vous renvoie à la brochure éditée en 2012 à l’occasion du tricentenaire de la naissance de Rousseau et aux travaux d’Éliane Lochot, conservatrice en chef des archives municipales de Dijon.
Il séjourne chez le secrétaire de l’intendance de Bourgogne, Jacques Robinet, rue de l’Oratoire, aujourd’hui rue Bossuet. Après le repas, J Robinet et JJ ils aiment se promener dans les jardins, ils partagent une passion pour la botanique. Rousseau est en effet un botaniste reconnu.
Et le 17 juin 1770, Rousseau part pour Montbard où il rend visite aux deux grands Montbardois déjà célèbres, Buffon, ami de De Brosses, dont Rousseau visite le cabinet de travail, et Daubenton, dont il visite la pépinière, après quoi il part sur Chablis et Auxerre.
Charles De Brosses ainsi que ses amis genevois et dijonnais, dont Legouz de Gerland, n’aiment pas beaucoup les écrits de Rousseau et son « retour à la nature » : mais ils reconnaissent son génie. Legouz de Gerland déplorait aussi l'inclination de Jean Jacques Rousseau pour la vie solitaire.
« Quel dommage, Monsieur, qu'un être pensant comme vous et qu'un aussi beau génie veuille abandonner la société pour nous livrer aux bêtes tandis que par vos leçons et par vos exemples, vous pouvez la rendre meilleure. Au lieu d' une retraite au désert, restez au milieu du spectacle du monde pour montrer la route du vrai bien ... Le désert est pour les sauvages, la contemplation nous fatigue à la fin et les hommes tels qu'ils sont valent encor mieux que la solitude »
Lettre de De Brosses à Jallabert, ami de Genève, du 18 février 1766 :
"Jean-Jacques est un méchant enfant qui a mordu le sein de sa mère. Que de talens il a prostitué à l'orgueil de faire parler de luy, soit en bien soit en mal, car cela lui est très égal pourvu qu'on en parle !
C'est assurément un des plus beaux génies et des plus grands écrivains de notre siècle. Il a de plus l'étoffe et le fond et non pas le vernis et la simple supercherie d'un excellent philosophe.
Mais que penser d'un homme qui tourne toute son éloquence en paradoxe, toute sa dialectique en sophismes et qui rassemble toutes les forces prodigieuses de son esprit pour se constituer en cynique de mauvaise foy ?
J'ai peine à le plaindre d'être malheureux quand je vois que c'est à cela même qu'il met son Plaisir."
Ils sont quand même bien ces magistrats dijonnais des Lumières : ils ne partagent pas les idées de Rousseau, mais ils veulent l’aider.
De Brosses, en particulier, veut lui donner du taf, enfin un job, quoi !
En janvier 1769, il lui propose un emploi qui aurait consisté à rédiger les remontrances du Parlement de Dijon. Les magistrats bourguignons cherchaient un rédacteur qui ait de l’éloquence. De Brosses proposa cet emploi à Rousseau en espérant qu’il serait heureux de travailler pour la ville de Dijon qui avait été la première à reconnaître ses qualités. Mais le projet n’a pas eu de suite. On pense que Rousseau a refusé, sa “manie ambulante”, son délire de persécution ajoutés à la censure, l’empêchant de se fixer...
Les relations de De Brosses avec Voltaire sont de tout autre nature et peu glorieuses pour Voltaire.
En 1757, d’Alembert écrit avec Voltaire l’article “Genève” de l’Encyclopédie qui fait scandale. Voltaire est obligé de quitter sa propriétés des Délices à Genève, et il achète en octobre 1758 le château de Ferney dans Pays de Gex, en territoire français, mais loin de Versailles, à quatre kilomètres de la frontière, et près de son éditeur, et il loue en plus le château de Tournay qui forme avec Ferney un vaste ensemble d’un seul tenant. Or le château de Tournay appartient à De Brosses qui le loue alors à Voltaire par un bail à vie. Grosse erreur ! Voltaire se croit chez lui comme à Ferney qu’il a acheté, il abat donc des arbres et des murs, sans demander l’autorisation de De Brosses. Il s’ensuit une querelle où Voltaire se montre particulièrement tenace et chicanier. De plus, c’est là qu’au début Voltaire installe son théâtre et il s’attire l’hostilité des austères calvinistes tout proches.
Ferney, sa dernière demeure pendant vingt ans (de 1758 à 1778) est la période la plus active de la vie de Voltaire. Malgré ses 64 ans, déjà vieux pour l’époque, il entreprend un projet global : il fait reconstruire entièrement le château, il aménage le parc, et il transforme un petit village en "pôle d’activité", y apportant la richesse. Voltaire est devenu riche lui-même et en est fier :
« Je suis né assez pauvre, j’ai fait toute ma vie un métier de gueux, de barbouilleur de papier, celui de Jean-Jacques Rousseau, et cependant me voilà avec deux châteaux, 70 000 livres de rente et 200 000 livres d’argent comptant. »
De Ferney, quand il n’est pas encore trop âgé, Voltaire se rend parfois à Fontaine Française,
pour voir une amie, une femme cultivée et intéressée par la littérature de son temps : Mme de St Julien -future amie de celle qui sera Mme de Staël- et dont le mari fortuné a fait construire ce château. Elle aime la chasse, ce qui n’est pas du tout un loisir partagé par Voltaire, mais il aime bien correspondre avec Mme de St Julien qu’il appelle son « papillon philosophe ».
Si vous visitez le château (en été) vous verrez la chambre qu’occupait Voltaire.
On a goûté tout à l’heure au café et au chocolat, maintenant je vous propose une petite tasse de thé, un thé « à l’anglaise », c’est-à-dire sans les domestiques, on sera entre nous, et pas n’importe où, chez le Prince de Conti, qui loge Rousseau quand il vient à Paris, c’est lui, de dos, avec cette grande perruque à l’ancienne. Et dans le coin gauche du tableau, assis sagement à son clavecin, qui est ce jeune enfant de 8 ans à qui les beaux seigneurs et les belles dames qui prennent le thé portent une attention très distraite ? C’est Mozart.
Ce tableau de Carmontelle date de la même époque (1664) : on y voit Léopold (violon) Nannerl (chant) et Wolfgang (clavecin). On se perd dans les âges, car Léopold passe son temps à rajeunir ses enfants!
Rappelez-vous la carte des voyages de la famille Mozart : partis de Salzbourg, ils passent une 1ère fois par Paris, entre novembre 1763 et avril 1764, puis ils reviennent, repassant à Paris et Versailles en mai-juin 1766 pour regagner Salzbourg et ils font un détour par Dijon, parce qu’en juillet 1766, il y a la tenue des Etats de Bourgogne, qui a lieu tous les 3 ans, et qu’à cette occasion, le Prince de Condé, gouverneur de la Bourgogne, veut organiser des festivités et comme il a entendu parler du jeune prodige, il invite les Mozart à Dijon. On sait assez peu de choses sur leur séjour à Dijon, mais on suppose qu'ils y restent une quinzaine de jours.
Léopold, vice-maître de chapelle à la cour du prince-archevêque de Salzbourg, est un très bon pédagogue, mais aussi un redoutable coach- comme certains parents de jeunes sportifs aujourd'hui- il consacre beaucoup de temps à l'éducation musicale de ses deux enfants (7enfants, 2 survivants…).
Les dons exceptionnels de son très jeune fils le décident à faire une tournée de concerts à travers l'Europe. D’autant plus qu’il y a d’autres enfants prodiges à l’époque et que compétition est rude, pour passer aux Victoires de la Musique ! :-)
La majorité des musiciens de l’époque ne pouvaient pas faire une carrière musicale indépendante, comme maintenant, ils étaient obligés de se mettre au service d’une institution ou d’une Cour, à moins d’être engagé par un noble fortuné, ce qui était rare. Léopold Mozart s’est rendu compte qu’il y avait un réseau de Cours européennes, et qu’il fallait exploiter ce réseau. C’est son génie à lui, et aussi toutes les observations dans ses notes et sa correspondance qui sont passionnantes : c’est un vrai film de la vie en Europe dans la deuxième moitié du 18ème siècle.
A Dijon, il y a certainement eu 2 concerts qui ont eu lieu ici- aux ArchIves départementales de la Côte-d'Or- autrefois l’Hôtel de Ville, puisque la salle du Palais des Etats était justement occupée, dans la grande salle d’audience, qui est au-dessus de notre tête ! c’est là, très certainement que De Brosses assista au concert des enfants Mozart du 16 ou du 18 juillet 1766.
On le voit par ses notes, Léopold n’a pas du tout été satisfait des prestations des musiciens de Dijon : tous des ânes !
« Sotrau, violoniste « très médiocre », Fantini, « misérable italien détestable », Paquet, Lorenzetti et Mauriat : « asini tutti ». À l’alto, Le Brun « un racleur », les autres au violoncelle ont fait une prestation « misérable » et les deux frères jouant du hautbois sont « rotten » « pourris » ! »
Mais, il écrit à son ami Lorenz Haguenauer, resté à Salzbourg :
« Je n’ai pas manqué de boire à votre santé un — non, plusieurs verres de bourgogne. Vous savez que je suis un buveur acharné. Ô combien ai-je souhaité trouver dans la cave d’un bon ami de Salzbourg les vins que l’on nous a proposés à profusion ! Je n’ai pas fait attention à quelle fontaine on tire le bon vin de Bourgogne, et si l’on a envie d’en boire, cela ne coûte rien qu’une petite lettre, et il est là ! J’ai presque eu envie de commander un petit tonneau d’une contenance de 240 bouteilles. "
Après quoi Mozart et sa famille rentrent sur Salzbourg en passant par Lyon et Genève, ce qui désole Voltaire, qui est malade et ne peut pas aller l’écouter. Il écrit le 26 septembre 1766 à Mme d’Epinay :
« Votre petit Mazart (sic), madame, a pris assez mal son temps pour apporter l’harmonie dans le temple de la Discorde. Vous savez que je demeure à deux lieues de Genève : je ne sors jamais ; j’étais malade quand ce phénomène a brillé sur le noir horizon de Genève. Enfin il est parti, à mon très grand regret, sans que je l’aie vu. Je me suis dépiqué en me faisant jouer sur mon théâtre de Ferney des opéras-comiques pour ma convalescence ; toute la troupe de Genève au nombre de cinquante a bien voulu me faire ce plaisir. »
Fin de la 2ème partie. Merci pour votre intérêt. A bientôt !